CONTE
La Barbe
(conte de Noël occitan hilarant)
Quand ce père Noël débarqua face aux neiges éternelles du Beciberi, dans le hameau de Taüll, il découvrit un pays où manquait ce joujou si fragile qu’on appelle
liberté. Il se dit : « A quoi bon déposer sous la cheminée une poupée ou un sac de bonbons pour un enfant qui ne peut même pas aller à l’école parce que ses parents sont trop pauvres ? »
Que faire, se dit le père Noël, pour leur apporter dans ma hotte un brin de justice et de liberté? Rien. Ce n’est pas mon boulot et je n’ai pas un sou. Ma seule richesse, c’est cette barbe aux
merveilleux poils blancs dont je suis si fier. Mais je ne peux pas la distribuer ! Et qu’est-ce que les enfants en feraient ? Lui vint une inspiration subite : » Mais j’ai les mots ! Les mots
sont pour tout le monde ! «
Il cacha donc sa hotte derrière un gros buisson pour que personne ne lui pique ses cadeaux et debout sur un banc au milieu de la place de Taüll, il essaya de parler, parler, parler aux gens. Mais
comme il n’en trouvait aucun, aucun, aucun pour l’écouter, il se mit à crier crier, crier, crier et toujours rien, rien, rien, sauf qu’on le considéra comme un fou. Cela le fit rire, rire, rire,
et comme personne depuis longtemps ne riait plus dans ce pays, non seulement les gens sortirent de leurs cabanes pour l’écouter mais ils coururent dans tous les villages voisins puis dans tous
ceux de la vallée pour dire :
– Eho, les gens! Vous savez ce qui nous arrive ? Venez voir ce drôle de gros barbu qui n’arrête pas de rigoler depuis trois jours et trois nuits, debout sur un banc, devant l’église Santa Maria
de Taüll !
Et c’était si étonnant et si extraordinaire d’entendre rire un barbu sans même savoir d’où il sortait ni pourquoi il riait qu’ils furent de plus en plus nombreux à monter à Taüll, d’abord pour
sourire puis pour rire eux aussi, comme ils ne l’avaient jamais fait depuis des générations de misérables. Tout le monde repartait aussi pauvre mais un peu plus libre, et la barbe légendaire se
retroussait par dessus l’épaule du Père Noël aux vents râpeux des gorges des Mulieres.
Comme il troublait l’ordre public dans toute la vallée, la police exila le père Noël (mais personne ne se doutait que c’était lui !) en le traînant de force à Lerida. Mais là, entre deux éclats
de rire, il criait à qui voulait l’entendre :
« Hé, les gens, y en a-t-il un seul parmi ceux qui vous écrasent, un seul capable de rire plus fort que moi ? »
Il criait aussi : « Hé, les gens, tous les vieux devraient abandonner le pouvoir dès qu’il leur manque plus d’une dent sur deux, ou s’ils sont obligés de se servir de leur pot de chambre plus de
deux fois dans la même nuit. »
Ces discours, qui semblaient blagueurs et bien inoffensifs, parurent insupportables à ceux qui tiraient la moindre ficelle de l’état. Ministres, généraux, professeurs, médecins et concierges
protestèrent énergiquement. La plupart ne savaient même plus sourire depuis longtemps. Quant aux notables édentés, et ceux qui pissaient au lit, ils étaient persuadés qu’ils pouvaient emprisonner
des milliers de citoyens aussi bien que n’importe quel jeune ministre de la justice.
Ils firent courir le bruit que ce vieux fou-riant cherchait le pouvoir pour lui-même, ce qui était faux : jamais un Père Noël n’a eu la moindre envie de se faire mousser dans la politique. Il a
déjà assez de boulot comme roi des cheminées. Les tyrans prétendirent qu’il mitonnait en douce la révolution : ce qu’il n’avait jamais caché. Rire et faire rire sur les défauts des autres et
surtout des puissants a toujours été un bout de révolte. Et le Père Noël se disait: » Quand ils seront moins pauvres et un peu plus libres, la gaieté reviendra dans les villages, et je me
dépêcherai de reprendre ma hotte et mon vrai boulot. Pour le moment, faisons-leur cadeau d’un poil de liberté… ».
Le ministre de l’ordre public laissa ce vieux fou rire en se caressant la barbe et prêcher ses sottises sur la grande place de Lerida, en pensant qu’elles le ridiculiseraient, mais tout au
contraire sa popularité ne cessa de s’étendre. Ce Père Noël, s’il n’avait pas de vraie mitraillette tirait en l’air des balles de rire qui retombaient un peu partout. Non, ce n’étaient pas des
balles perdues ! On commençait à pousser au passage des notables des rires assassins. Quant à lui, au lieu de se contenter comme autrefois de monter dans son taxi traîné par des rennes, il
n’arrêtait pas de tirer sur sa barbe, debout sur un banc, (ah ah ah !) ,en racontant des histoires drôles sur ceux qui rendaient les gens chaque jour plus pauvres.
Quand on lui préparait une embuscade ou un attentat, il le savait toujours d’avance. ( on n’est pas Père Noël pour rien) Il se mit à marcher derrière les défilés militaires en chantant à tue-tête
:
– Nadaou ! Viva Nadaou !
Ce qui, là-bas, veut dire « Noël ! Noël ! » Mais personne ne se doutait que celui qui chantait ainsi Nadaou en se tirant le poil était le père Noël en vrai. Quand les soldats avaient fini de vider
sur lui leurs chargeurs, comme le Père Noël est invulnérable – même pas une entorse dans les cheminées, depuis le temps – ils ne trouvaient sur l’herbe que quelques poils de barbe blanche.
Le maire de Lerida décida de boucler le casse pieds à l’ombre d’un cachot pour le « protéger ». A ceux qui osèrent protester, il fut répondu: « La loi est pour tout le monde »…Un moyen de jeter
au trou les individus qui ne seraient pas ce « tout le monde ». L’honnête maire de Lerida comptait sur l’oubli qui finit toujours par avoir la peau des prophètes. Il ne savait pas qu’il avait
affaire à un sacré bonhomme sans armes que rien ni personne n’avait jamais pu mettre au garde à vous devant ce qui lui semblait injuste.
Le vieil homme à barbe blanche, à peine enfermé, fit savoir aux autorités que pour sortir du trou, il se verrait obligé d’employer les grands moyens. On lui fit savoir par retour qu’il pouvait
toujours y aller.
Dès cet instant, notre barbu se remit à rire encore plus haut, à en faire péter les murs ! Un fou rire tonitruant, de jour comme de nuit, dont on se demande encore comment il a jamais pu sortir
de la gorge d’un homme. (mais le Père Noël en est-il un ? ) On lui fit dire qu’il ne gênerait que ses gardiens, ce qui était évident, et que riant ou pas un prisonnier mis à l’ombre derrière des
murs d’un mètre d’épaisseur et une porte de chêne de deux pouces devient vite insignifiant, ce en quoi on le connaissait bien mal.
Car la jubilation du vieil homme maltraité le rendit si costaud, si plein de sève, que son illustre barbe se mit irrésistiblement à pousser. A pousser jour et nuit, comme les soies du porc. Elle
encombra bientôt la cellule, au point que le gardien en chef la donnait en spectacle à ses petites amies. Pour une fois, tout le monde était d’accord : prisonniers, geôliers et visiteurs riaient
à perdre haleine.
Cette prison devint la plus joyeuse de Catalogne et cette immense barbe blanche la plus généreuse et la plus célèbre de toute l’Espagne. Pour alimenter son heureux possesseur il fallut tous les
matins se frayer un chemin à travers poil jusqu’à ses lèvres. Cela dura jusqu’à cette fameuse nuit de Noël ( pardi ) ! ) où la poussée de cette toison drue, jointe à celle d’un éclat de rire à
vous faire sonner les cloches et arrêter les pendules, effondra la porte du cachot. Les gardiens accourus « s’embarbificotèrent ». Il fallut une nuit entière à tous les barbiers de Lerida pour
dégager ces malheureux.
Tout le poil enfin libre en profita pour dévaler les marches vers le tribunal. En pleine audience où l’on jugeait une mère qui avait volé pour nourrir son enfant, trois juges, un procureur, et
deux avocats durent être évacués par les fenêtres avant qu’elles ne soient elles-mêmes « embarbées ». Le bon peuple de Lerida, attroupé sur la place, faillit mourir de jubilation en voyant jaillir
vers le ciel, de chaque cheminée de la prison des brins de barbichettes blanches du Père Noël que rebroussaient le vent.
Comme cette plante qu’on nomme « misère », la barbe du Père Noël envahit tout, pendit de partout. Une grande marée poilue surgit dans les lieux les plus officiels. On fit appel à des mercenaires
et à tous les corps de police, armés de ciseaux, de faux, et de taille haies. « Embarbousée », la police! Le seul résultat de cette tonte fut que Lerida se couvre d’une fine poudre de poils qui
démangeait, grattait, chatouillait, papouillait, titillait, et faisaient rire irrésistiblement pauvres et riches dès qu’ils ouvraient leur fenêtre. Dans la rue, on éternuait, on pleurait, on se
grattait. Il arrivait parfois, en urgence, d’être obligé de gratter le dos de la voisine.
Aux sommations des sentinelles, on osait répondre: « La barbe ! » Bref, on était heureux et on se sentait libre, surtout à Taüll où chacun était fier. Ce barbu mystérieux, un soir de Noël,
n’avait-il pas démarré son célèbre rire révolutionnaire pile devant l’église de Santa Maria.
La création tardive d’un Ministère de répression du Poil ne servit à rien. Devant la panique des administrations, la paralysie des transports et « l’embarbement » irrésistible des rouages de
l’état, le maire décida, suprême sottise, de jouer au héros national. Puisque personne n’y parvenait, il irait seul couper la barbe du Père Noël à sa source, c’est à dire trancher dans son cachot
la gorge de son rival. Car ce sacré père Noël barbu avait conquis le pays sans bouger un poil de sa prison. ( Façon de parler…)
Après l’avoir claironné dans tous les journaux, le maire sortit un beau matin de sa mairie, le coupe-coupe au poing et un sac de rasoirs sur le dos. Il se fraya aussitôt un chemin à travers barbe
vers cette prison où le vieux riait nuit et jour pour se faire pousser son poil.
Son plan était simplet : pénétrer par la grande porte sous les applaudissements, se frayer un chemin vers la racine velue et trancher d’un seul coup le rire et la gorge du vieux.
Il s’embarbaficota une semaine entière à se frayer un chemin à travers les couloirs velus. Quand il se barbait trop, il reprenait souffle à un vasistas avant de replonger dans les profondeurs
hirsutes et hilares où il se perdait à nouveau.
Le soir de Noël, (tiens tiens !), il fut éjecté comme un noyau par la fenêtre de la lingerie tandis que, par la grande grille sortait le plus vieux bonhomme du monde, tout souriant et la barbe
d’argent peignée au quart de poil, juste comme on la voit sur les gravures.
On dégagea à la pelle mécanique munie d’un peigne d’acier les restes de barbe qui encombraient la ville pour hisser notre père Noël, d’épaule en épaule, jusqu’au balcon de la mairie. Lerida
n’étant plus gouverné par les tristes se passa désormais de policiers, de psychiatres, et même d’animateurs.
Tout le budget servit à alimenter le grand ministère du Rire qui engloba l’Éducation nationale, les cours de la Bourse, et bien entendu la Santé. Enfin, fait unique dans une démocratie, on créa
un ministère de la bonne humeur, fêtée le 25 décembre bien entendu.
– Et que fit-on de cette immense masse pileuse, direz-vous ?
Eh bien, messieurs dames, elle fit la fortune de Lerida. On en confectionna des matelas pour amoureux et des millions d’ours en peluche.
– Et le père Noël?
Il retrouva sa hotte derrière le buisson où il l’avait cachée et reprit, le sourire au lèvres en pensant à son coup bolide, sa tournée des cheminées.
Et quand se passait cette affaire fabuleuse?
Il y a deux ans ou deux mille siècles. A un poil près .
Yves Heurté (avec l’autorisation de sa fille Claire Heurté)
Recherche Juliette Clochelune